Living Colors*III – Livre

Edition : la lettre volée, Bruxelles 2011
Graphisme : Donuts
Texte : Francois Aubart
Co/production : Frac Bretagne

Living Colors, rationaliser le classement pour perturber le contenu.

Living Colors est une œuvre évolutive d’Isabelle Arthuis qui consiste à présenter ses photographies en les faisant se succéder selon leurs couleurs. Elle a connu plusieurs occurrences et différentes formes. Living Colors (part 1) est composée de huit photographies tirées sur papier et encadrées. Living Colors (part 2) est une vidéo dans laquelle se succèdent 80 photographies en fondu enchaîné. Living Colors (part 3) est un ensemble de 14 photographies tirées sur papier et encadrées. Living Colors (part 4) est un ensemble de 40 photographies collées en deux bandes horizontales sur le mur unique d’une salle circulaire. Enfin, Living Colors (part 5), le présent ouvrage, présente plus de 200 photographies qui se suivent, pages après pages. Chacune de ces versions propose une lecture des photographies d’Isabelle Arthuis dans un processus de défilement qui en fait des éléments interchangeables.
« Ma pratique de la photographie prend des formes très différentes. En tout cas, le travail dans l’image prend des formes très différentes. Au début j’utilisais des appareils analogiques, mais maintenant je peux utiliser beaucoup d’autres moyens. Par exemple, il y a dix ans, j’ai complètement arrêté d’utiliser mon appareil au profit de la caméra vidéo qui me permettait de faire 24 images par seconde. Sur dix minutes, celà représente une quantité astronomique d’images. Je n’avais plus besoin de choisir un point de vue particulier. Je filmais, je filmais, je filmais, dans la voiture, dans la rue… Tout ce qui m’entourait, tout ce qui participait de mon regard était enregistré. Je ne voulais pas choisir un point de vue mais les vivre tous. Ensuite, je passais du temps à l’atelier pour choisir les plans sur lesquels m’arrêter plus précisément » .
Telle qu’elle la décrit, la pratique d’Isabelle Arthuis s’apparente moins à la production d’images finies qu’à la manipulation d’un matériau auquel elle fait subir autant de transformations qu’il lui parait nécessaire. « Je ne scanne jamais mes photographies, je les photographie. Parfois, je fais des photographies de photographies de photographies. Certaines sont tirées en négatif, d’autres en positif, certaines sont à l’endroit, d’autres à l’envers. Il y a donc des photographies qui sont en négatif, en positif, à l’endroit et à l’envers ». S’il est vain, et probablement sans intérêt, de chercher à retracer la façon dont ces images ont été captées et les altérations qu’elles ont subies, il est néanmoins évident qu'elles finissent toutes au même endroit, dans le disque dur de l’artiste, sous forme de fichiers numériques.
Le passage de l’argentique au numérique a posé un problème théorique largement débattu par les spécialistes de la photographie. Pour certains, ces nouveaux formats marquent la fin de la matérialité photographique. Partant du postulat selon lequel l’argentique se définit comme une trace de la lumière fixée sur un support, ils interprètent la photographie numérique comme la disparition de l’existence physique des images qu’elle produit puisque celles-ci n’auraient pas de support tangible. Les images numériques concrétiseraient ainsi le passage de la photographie à l’ère de l’immatérialité. Pourtant, comme le rappelle André Gunthert, « on peut transmettre, échanger ou détruire un fichier JPEG. On peut perdre ses photos suite au plantage du disque dur, à la magnétisation d'une carte mémoire ou à une rayure sur un CD. Comme tous les fichiers numériques, les photos restent donc des objets bien réels, dotés d'une place physique et soumis à la propriété. Ce qui s'est modifié est plus subtil. Avec le numérique, la photographie a rejoint les systèmes à lecteur » . L’auteur annonce ensuite que s’il y a bien un changement dans la façon dont ces images existent il se situe dans leur mode de conservation qui, désormais, dépend des outils qui les conservent et les rendent visibles. En effet, les développements récents des technologies impliquent l’utilisation de machines capables de transmettre et de lire les fichiers utilisés. Il en conclut que « la photo numérique a fait de l'archivage une question cruciale » .
Le projet Living Colors d’Isabelle Arthuis est né de l’archivage de ses clichés dans son disque dur. Un archivage qui présente une particularité, celle d’être subordonnée à un classement par couleur. Selon sa dominante, telle image est conservée avec d’autres photographies qui présentent les mêmes qualités colorimétriques. « Pour moi, chercher une photo dans la catégorie des rouges est plus facile que de la chercher selon sa date. C’est très pratique. Par exemple, je sais que dans les bleus je trouverai les photographies prisent en Grèce, dans les marrons il y a celles de l’Inde ». Si l’on est en droit de s’interroger sur le caractère fonctionnel d’un tel classement, on se rappellera que toute action d’archivage relève d’une prise de pouvoir vis-à-vis des données que l’on manipule. Comme le souligne Jacques Derrida, l’archive est un lieu de conservation et celui qui en dispose a le pouvoir d’en produire une interprétation . « Il faut que le pouvoir archontique, qui rassemble aussi les fonctions d’unification, d’identification, de classification, aille de paire avec ce que nous appellerons le pouvoir de consignation. Par consignation, n’entendons pas seulement, dans le sens courant de ce mot, le fait d’assigner une résidence ou de confier pour mettre en réserve, en un lieu et un support, mais ici l’acte de consigner en rassemblant les signes » . En effet, chacun des éléments pris en charge par une archive est, de fait, soumis à la lecture en vigueur dans l’ensemble qu’il intégre. Ce qui est consigné est également soumis à la loi écrite par celui qui définit les règles d’organisation. Selon sa fonction et sa vocation, l’archive et son propriétaire imposent une lecture aux éléments conservés.
Or, le classement par couleur assigné aux photographies qui composent Living Colors les vide de leurs charges informatives. Puisqu’elles sont considérées uniquement pour l’aspect de leurs surfaces, leurs contenus sont évacués. Leur première qualité, celle qui leur assigne une position dans l’ensemble, étant d’être de telle ou telle couleur, ce qu’elles représentent n’apparaît que de façon secondaire. Et, si Isabelle Arthuis, en tant qu’administratrice de cette archive, sait que telle image bleue représente un paysage grec, celle-ci est avant tout une image bleue dans le classement de son disque dure. D’ailleurs, Living Colors est composée d’images qui se présentent sans légendes. S’il existe bien des renseignements quant aux sujets qu’elles représentent ces informations sont présentées en parallèle, les cartels n’étant pas placés à proximité des photographies. Soumises à ce protocole de présentation, les images de Living Colors restent sans définition stricte. Le contexte et l’objet de leur représentation n’étant pas donnés directement, les mots de la description glissent sur leurs surfaces colorées. Individuellement, elles apparaissent muettes, asservies au rôle qu’elles jouent dans un ensemble où chacune négocie la transition avec celle qui la précède et celle qui la suit. Elles sont ainsi plus fluides que fixes. En termes cinématographiques, on pourrait les comparer à des plans de coupe, ces séquences qui n’ont pas d’importance narrative mais qui permettent de passer sans heurt d’une scène à une autre. Sauf que dans Living Colors les images ne font la transition que vers une autre transition, devenant objet de déplacement plus que de permanence.
Ainsi, le classement qui leur est imposé tue littéralement leurs sujets. La possibilité d’en produire une lecture autonome s’efface au profit de celle d’un ensemble qui les dépasse. Or, cet ensemble lui-même apparaît fluctuant. Car chacune des occurrences de Living Colors ne présente pas obligatoirement les mêmes images. De plus, certaines proviennent d’autres séries antérieures de l’artiste telles que Meta Ta Phusika (2004) ou Transcendance (2004) . « Mes images sont un alphabet. Aujourd’hui je parle en utilisant certains mots mais demain j’en utiliserai peut-être d’autres pour dire la même chose. Rien n’est jamais figé. Je suis dans un combat quotidien contre ce qui se fige, ce qui rentre dans des tiroirs ou des classifications irréversibles. J’ai besoin que tout soit toujours remis en jeu dans une discussion permanente. On doit tout reconsidérer, rien n’est jamais acquis. C’est pour ça que certaines images font toujours partie de mon vocabulaire, parce qu’elles ne sont pas épuisées, parce qu’elles sont encore actives ».
Au sein de son classement, les images d’Isabelle Arthuis n’ont pas de position fixe. Une fois de plus, cela fait écho à la spécificité de leur type de classement. En effet, grâce aux copies et aux alias, les documents et les dossiers archivés dans un disque dur connaissent une forme d’ubiquité. Ils peuvent à volonté être déplacés, mais aussi être présents simultanément en divers endroits. Ainsi leur localisation est changeante et mouvante. C’est le cas des images qui composent Living Colors. Dans les différentes formes de succession que cette œuvre a connue la présence et l’emplacement de telle ou telle image dépend du type d’agencement réalisé. Dans ce jeu de reconfiguration permanent, les images, en plus de ne pas avoir de définition pérenne, n’ont pas de place assignée. Ainsi, la façon dont elles sont envisagées dépend, à chaque fois qu’est présentée Living Colors, de leur place dans l’enchaînement. L’image nous apparaît ainsi comme un élément générique, sans véritable qualité définitive puisqu’elle peut inlassablement être recontextualisée, repositionnée, et retrouver une position dans un nouvel ensemble malgré la place qu’elle occupait dans le précédent. Chaque image est ainsi totalement asservie à ce jeu d’enchaînement sans lequel elle n’existe pas et qui chaque fois lui assigne un rôle différent. Dépendantes de l’ensemble, elles ne sont rien de plus que des extraits de temps et d’espaces, manipulables à l’infini. La succession que met en jeu Living Colors est ainsi affranchie de toute cohérence en termes de sujet.
« Il y a des photographies d’œuvres d’art contemporain, comme celles de Lionel Estève ou d’Erwan Mahéo, qui se mélangent à celles d’artistes plus anciens comme Eugène Leroy, ou Jan Van Eyck avec la chapelle de l’Agneau Mystique. Il y a aussi des sculptures antiques et indiennes, un dessin de prisonnière dans une prison de Thessalonique, une œuvre de Victor Vasarelly, une architecture de Antoni Gaudí. Manipuler toutes ces informations, c’est mettre le temps à plat. L’œuvre d’art est atemporelle. En les présentant ainsi, la couleur écrase les informations, elle donne un degré de narration qui est le même pour tous et les place dans une atemporalité totale ». Si cette citation confirme le cheminement que nous prenions jusqu’à présent, elle relativise la conclusion vers laquelle nous pourrions nous diriger. En effet dans Living Colors les images flottent bien dans un formol identitaire imputable au protocole de leur présentation, mais pour autant elles n’en perdent pas totalement leur narrativité ni même leur identité. Comme le souligne l’artiste, ses images ont bien des sujets et des cartels en attestent. Elles ne sont donc pas uniquement de pures abstractions colorées, mais bien des images des lieux et des objets qu’elles représentent.
Seulement, comme nous l’avons vu, leur modalité de présentation déstabilise les informations qui concernent leurs sujets et leurs provenances, celles-ci restent en annexe, relayées dans un second temps de lecture, de la même façon qu’une image bleue peut s’avérer être un paysage grec. De plus la matérialité de ces images est bien souvent altérée par un travail préliminaire. Et, pour revenir à ce que l’artiste énonçait précédemment, certaines images sont extraites d’un continuum, celui de sa caméra. Ces modalités de production s’apparentent à la façon aléatoire et illogique dont se construisent les souvenirs. Moments choisis et intériorisés de façons subjectives, ils sont indissociables de la psyché de leur propriétaire. Assigner ce statut aux images d’Isabelle Arthuis permet de les approcher différemment. Elles nous apparaissent ainsi comme une altération de la vue – ou comme une vue déjà altérée – par l’affect. On comprendra ainsi qu’elles n’atteignent pas le statut d’élément informatif mais qu’elles se rapprochent plus du champ de référence de l’artiste, celui de la peinture abstraite.
L’histoire de l’abstraction est tiraillée entre deux conceptions, celle qui asservit la composition à un principe rigoureux et celle qui se livre entièrement à la subjectivité de son auteur. Toutes deux convergent vers une recherche d’absolu dépassant l’entendement, une tentative d’accéder à une perception qui transcende la vue et sa reproduction. L’abstraction est ainsi toujours dépendante des intensions de leurs auteurs pour sublimer leur rapport au monde. A propos de la peinture abstraite américaine des années 1950, Isabelle Arthuis nous explique que pour elle, « Ces œuvres sont aussi figuratives car elles ont quelque chose à voir avec la représentation du paysage américain dans son immensité et sa modernité, mais pas de façon directe. Ce type de perception relève de quelque chose que l’on voit, que l’on entend, mais qui n’est pas palpable ».
Si l’on peut considérer les images produites par Isabelle Arthuis comme des traces résiduelles extraites du continuum qui constitue son vécu, le montage qu’elle en produit les place dans une forme de succession renouvelée et artificielle. Elles apparaissent toujours les unes après les autres, par surimpression dans la deuxième version, par succession dans les autres mais en produisant une boucle infinie dans la salle circulaire de la quatrième version et d’une façon qui rappelle le flip book dans la cinquième version. Ces formes entretiennent une relation avec le cinéma, au moins dans sa forme la plus primitive, puisqu’il s’agit de faire se succéder des images fixes dans le temps. Living Colors est toujours activée par une forme de montage, mais contrairement à celui pratiqué par le cinéma, qui consiste à assembler des éléments pour créer une narration, Living Colors s’affranchit de la cohérence temporelle. Contrairement à la continuité que crée le montage cinématographique, Living Colors se construit par un jeu de discontinuités. Les ensembles que compose cette œuvre se fondent sur un principe de dislocation qui l’écarte d’une expérience rationnelle du temps vécu. En proposant une temporalité fragmentée, Living Colors s’écarte de celle préconisée par le médium qu’elle exploite. En effet, l’histoire de l’invention de la photographie est marquée par la recherche de l’instantané. Des premières expérimentations de Louis Daguerre aux exploits de Eadweard Muybridge et de Étienne-Jules Marey, la quête première du photographe aura été de fixer le temps dans sa segmentation la plus réduite possible puisque pour fixer un objet en mouvement sur une image, l’obturateur doit s’ouvrir et se fermer en quelques fractions de seconde. Ainsi, les inventeurs de la photographie ont eu recours à un découpage et à une conception du temps bien éloignés de ceux en vigueur chez les autres producteurs d’images, les peintres. Contrairement à ces derniers, pour le photographe, le temps de réalisation correspond à l’instant représenté. Évidement, les images d’Isabelle Arthuis gardent, individuellement, ce rapport de correspondance entre l’instant représenté et leur moment de fabrication . Mais, leur mise en mouvement par les différents protocoles de Living Colors les dévie d’une conception scientifique du temps pour les placer dans un temps psychologique, un temps une fois de plus marqué par l’affect, celui de la mémoire. Ainsi, Living Colors propose une expérience de la photographie affranchie de la rationalité qui gouverne habituellement ce médium. Guidé par une quête autobiographique – « tout ce qui participe de mon regard » – la photographie explore et dévoile la subjectivité de son auteur. Répertoriant et agençant ce vécu tel qu’il est assimilé et non tel qu’il est concrètement expérimenté, Living Colors s’apparente à un répertoire où la rationalisation n’a plus cours. Construits sur des principes de dislocation, ces ensembles successifs écartent les images qu’ils contiennent du réel qu’elles représentent pour en préconiser une expérience atemporelle. Une expérience où les préceptes d’observation scientifique sont évacués au profit de la création de sensations probablement plus proches de l’expérience de la peinture.
François Aubart - 2009